Voilà l’idée que ces mythes colportent : les femmes veulent le prince charmant tandis que les hommes veulent s’envoyer en l’air. Et donc, il y a tout le temps une sorte de négociation qui s’instaure : je lui fais croire que je l’aime pour pouvoir coucher et elle, en réponse, pour avoir de l’amour, couche avec moi parce qu’elle sait qu’il y a que ça qui m’intéresse. Nous sommes élevés dans un récit de guerre des sexes.
Au terme du procès, on avait l’impression qu’il y avait très peu de ces accusés qui avaient dit quelque chose d’eux-mêmes et de ce qu’ils avaient pensé, de ce qu’ils avaient fait.
Manon Garcia, philosophe
Dans le livre, vous faites référence à Hannah Arendt et au procès d’Eichmann, cet homme considéré comme le responsable logistique de l’extermination des juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. Arendt en avait tiré son concept de la banalité du mal. Vous écrivez à ce sujet : « Dire que ce procès est celui de la banalité du mal est un jeu de mots tentants, mais je ne suis pas sûr que le sujet prête à plaisanter. Hannah Arendt démontre qu’Eichmann n’est pas un monstre, mais plutôt un clown. » Vous avez vu des clowns, vous, au procès Pelicot, Manon Garcia ?
Oui, des clowns au même titre qu’Eichmann était un clown, c’est-à-dire des clowns tristes. Des hommes qui n’ont rien à dire et rien à penser de ce qu’ils sont. Il y avait plusieurs cas : celui qui est convaincu que c’est un complot, celui qui se complaît dans sa perversion, il y en a un qui pouvait parler pendant trois heures si on ne l’interrompait pas en disant » je suis un très grand pervers, j’ai vraiment fait souffrir tellement de gens « . Mais toutes ces phrases-là ne voulaient rien dire, en fait. Ces hommes parlaient comme Eichmann, par clichés. Au terme du procès, on avait l’impression qu’il y avait très peu de ces accusés qui avaient dit quelque chose vraiment d’eux-mêmes et de ce qu’ils avaient pensé, de ce qu’ils avaient fait.
C’est une pauvreté de la pensée ?
Hannah Arendt dit que la pauvreté de la pensée peut se comprendre de deux manières, comme « on est bête » ou « on ne pense pas ». J’ai été frappée que les avocats essayent de nous faire croire que leurs clients étaient bêtes. Mais ce qui était plus frappant encore, c’est que ces hommes n’avaient aucune pensée sur ce qu’ils avaient fait.
Pas d’introspection ?
Pas d’introspection, mais aussi quelque chose de culturel, de très basique : un mec ça ne pense pas, ça a juste envie de baiser.
Le viol n’est pas un problème purement hormonal, c’est aussi un problème social.
Manon Garcia, philosophe
Avec le fameux argument de la testostérone…
Oui, l’argument de la testostérone est bien ficelé. On nous répète : « les hommes ont cette hormone, ce qui les conduit à être violents, à vouloir du sexe, etc. » Si on croit véritablement à l’hypothèse de la testostérone, on rejoue la question du déterminisme contre le libre arbitre. Et à ce compte-là, les hommes sont déterminés à violer et à violenter les femmes. Mais alors si on suit cet argument, pourquoi ne pas donner à tous les hommes des inhibiteurs de testostérone ?
Si on pense vraiment que tous les viols, tous les crimes sont fondamentalement mus par la testostérone, c’est sûr que, socialement, ça aurait du sens de faire ça. Mais personne ne croit sérieusement que si on donnait à tous les hommes des inhibiteurs de testostérone, plus personne ne commettrait de crime. Donc ça veut dire qu’on sait bien que ce n’est pas un problème purement naturel : le viol n’est pas un problème purement hormonal, c’est aussi un problème social.
Vous reprenez aussi les mots d’Arendt quand elle parle de la complicité pratiquement omniprésente de la société allemande dans l’extermination des juifs. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit de la complicité pratiquement omniprésente de qui ?
De la société tout entière face aux violences sexuelles. Et c’est pour ça que je passe beaucoup de temps à parler des hommes et des femmes. C’est aussi la raison pour laquelle j’évoque notamment l’inceste très longuement. Dans le cas de l’inceste, personne n’en parle, mais les gens savent. Et en fait, on voit que la famille tout entière est traversée par des complicités face aux crimes qui sont commis. On retrouve le même phénomène à l’échelle de la société. On sait bien que les violences sexuelles sont partout, qu’elles arrivent tout le temps. Mais nous sommes partagés entre condamner et dire « ce sont des choses qui arrivent ». Il y a une véritable banalisation des violences sexuelles.
Dominique Pelicot filmait les scènes de viol. Vous avez été confronté à plusieurs de ses vidéos. Ça a été une épreuve pour vous. Vous écrivez : » Je me rends compte que je pleure et que je tremble « . Et c’est un baiser, ou plutôt la pénétration de la bouche de Gisèle Pelicot qui va rester gravée dans votre mémoire. Vous parlez de » violation insoutenable « …
Je pense que pour tout le monde, la première vidéo a été vraiment traumatisante. Les autres aussi, mais la première particulièrement. Elle a été jugée paradoxalement parmi les plus traumatisantes par les gens qui étaient là, alors que ça n’était qu’une pénétration d’une bouche par une langue.