Par Ahmed ELALLALI, Professeur à l’Université Mohammed 1er, Oujda
Au Maroc, la fraude fiscale est un sujet qui suscite des débats intenses sur le plan politique, économique et social. Elle se trouve au cœur d’un processus de lutte d’influence et de tensions entre différents acteurs de la société. La réalité de la pression fiscale, souvent inégale, a pour effet de frapper principalement les classes moyennes et les revenus modestes, tandis qu’une minorité de privilégiés profite de régimes d’exception. Cette distorsion crée non seulement des inégalités criantes dans la répartition de la charge fiscale, mais compromet également le principe fondamental de l’égalité devant l’impôt.
La fraude fiscale, bien qu’étant un phénomène difficile à cerner en raison de ses multiples formes, a un impact considérable sur les finances publiques. En effet, la majorité des recettes fiscales provient des salaires, où l’impôt est prélevé à la source, laissant peu de place aux vérifications des revenus des contribuables plus fortunés. Bien que des sanctions soient prévues par la loi, la fraude continue de prospérer, éclipsant le civisme fiscal et érodant la confiance du public envers l’administration fiscale.
Une Évolution Législative Significative
En 1997, le Maroc a franchi une étape importante en érigeant la fraude fiscale en délit pénal, une décision qui a été acceptée après de vifs débats au sein du parlement. Cet avancement législatif visait à doter l’État de moyens juridiques plus efficaces pour combattre ce fléau. Cependant, malgré l’adoption de l’article 192 du Code Général des Impôts (CGI), la mise en œuvre de ce dispositif de répression pénale reste largement insuffisante pour endiguer l’ampleur de la fraude.
L’article 192, bien qu’il présente des sanctions pénales, se heurte à plusieurs limitations qui en réduisent l’efficacité. En tant que mesure dissuasive, elle apparaît paradoxale et contestable dans son application. Il est essentiel de comprendre que la simple existence d’un cadre légal ne suffit pas à résoudre un problème aussi ancré dans la culture économique et sociale du pays.
I. Le Caractère Limité de l’Article 192 du CGI
L’article 192 du CGI, qui vise à sanctionner les infractions fiscales, est critiqué pour son cadre restrictif. La loi stipule que pour qu’une sanction pénale soit appliquée, il faut établir une récidive, ce qui signifie qu’un contribuable doit avoir déjà fait l’objet d’une condamnation pécuniaire préalable. Cette exigence crée une impasse juridique qui rend l’application des sanctions pénales presque impossible. En effet, si un contribuable ne commet pas une nouvelle infraction dans les cinq ans suivant sa première condamnation, il échappe à toute sanction pénale.
De plus, la peine d’emprisonnement pour les fraudeurs, qui va de 1 à 3 mois en cas de récidive, est largement considérée comme insuffisante pour dissuader ceux qui envisagent de frauder. À titre de comparaison, dans plusieurs pays développés, les sanctions encourues pour des actes similaires peuvent atteindre plusieurs années de prison. Ainsi, la légèreté des peines en vigueur au Maroc ne fait qu’encourager les comportements frauduleux.
En outre, la définition même des infractions fiscales contenue dans l’article 192 est sujette à des ambiguïtés qui peuvent prêter à confusion. Les actes constitutifs de la fraude fiscale, tels que la délivrance de factures fictives ou la production d’écritures comptables fausses, sont clairement définis, mais leur application dans la réalité reste problématique. L’administration fiscale, malgré ses efforts, ne parvient pas à détecter et à poursuivre tous les fraudeurs, laissant une partie importante de la population à l’abri des sanctions.
II. Une Procédure Imparfaite dans ses Effets
La complexité de la procédure de sanction, qui nécessite l’initiative d’une plainte par le ministre des Finances ou un délégué, complique encore davantage la lutte contre la fraude fiscale. Cette plainte doit être soumise à l’avis d’une commission des infractions fiscales, une étape qui, bien que visant à éviter l’arbitraire, introduit un filtre qui peut freiner les poursuites. Le rôle de cette commission, bien qu’important, est parfois perçu comme un obstacle à la justice fiscale, en raison de la lenteur des processus et des hésitations qui en découlent.
Le rapport entre l’administration fiscale et les contribuables est également affecté par cette complexité administrative. Le manque de transparence concernant le traitement des plaintes et l’absence de statistiques fiables concernant le nombre de cas examinés par la commission contribuent à renforcer un sentiment de méfiance vis-à-vis des institutions fiscales. Les contribuables peuvent se sentir à la fois victimes d’un système qui semble inéquitable et impuissants face à une administration jugée inefficace.
Conclusion : Vers une Réforme Nécessaire
Il est clair que le système actuel de répression pénale de la fraude fiscale au Maroc nécessite une réforme en profondeur. La législation doit évoluer pour devenir à la fois plus claire et plus dissuasive. Cela inclut la révision des peines encourues et l’assouplissement des exigences en matière de récidive, afin de permettre une application plus efficace des sanctions.
De plus, une meilleure formation des agents de l’administration fiscale, ainsi que l’amélioration des moyens humains et matériels disponibles, sont essentielles pour renforcer la lutte contre la fraude. Une approche plus proactive et collaborative entre l’administration et les contribuables pourrait également contribuer à restaurer la confiance et à encourager un civisme fiscal plus fort.
La lutte contre la fraude fiscale est un enjeu crucial pour la santé économique du Maroc. Une fiscalité juste et équitable est non seulement un impératif moral, mais également un facteur clé pour garantir le développement durable du pays. Il appartient aux décideurs politiques de prendre conscience de l’ampleur de ce défi et de s’engager résolument dans une voie de réforme qui profitera à l’ensemble de la société.