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Violences intrafamiliales : mieux connaître le phénomène et agir

Le journal communal de Schaerbeek (le Schaerbeek Info) a organisé une rencontre entre Olivier Slosse, Chef de corps de la Zone de Police de Bruxelles Nord, et Isabelle Seret, sociologue clinicienne et autrice de 2 ouvrages sur les violences intrafamiliales (VIF). Celle-ci a travaillé avec des personnes victimes ainsi qu’avec des auteurs de VIF. Elle s’intéresse depuis quelques années au droit de l’enfant dans le cadre des violences intrafamiliales. Le commissaire divisionnaire Olivier Slosse est psychologue expérimental de formation. En tant que Chef de corps de notre Zone de Police, il s’investit dans différents projets dont le but est d’assurer la meilleure prise en charge possible pour les victimes. On vous retransmet ici l’intégralité de l’interview.

O.S. : Comment définissez-vous le phénomène des violences intrafamiliales ?

I.S. : En utilisant le terme de violences intrafamiliales, je trouve que cela montre qu’il s’agit d’un système et que ça ne réduit pas la problématique à deux ou trois individus, mais à une dynamique.

Des cris, des injures, des humiliations, l’énervement… Tous ces éléments sont des maltraitances ou des VIF. Mais qui n’a jamais crié ? Qui ne s’est jamais fâché ? Je dirais que la violence vient quand elle est voulue par quelqu’un qui essaye de dominer ce système et d’imposer ses désirs et ses besoins à autrui.

Ces maltraitances ou violen.ces englobent l’humiliation, la privation de nourriture, les abus sexuels, les injures, les claques. C’est très difficile à déceler car les personnes qui subissent cette violence vont avoir des manifestations très diverses. Par exemple, si nous prenons le cas d’un enfant, celui-ci pourra se fondre dans les murs. C’est-à-dire qu’il ne va poser aucun problème. Au contraire, il va peut-être exceller en classe. Ou il aura des comportements violents et on ne pointera pas les raisons pour lesquelles il est violent, mais seulement son comportement. Il pourrait aussi avoir des symptômes physiques comme de l’eczéma, etc.

O.S. : Comment cela peut se manifester au niveau de la société ? Quel est l’impact sociétal ?

I.S. : Je pense qu’un enfant qui subit des violences intrafamiliales incorpore déjà le fait qu’on peut répondre par la violence. Très tôt, les gifles qu’on voit ou qu’on reçoit dans l’enfance donnent un modèle. Je ne dis pas qu’on reproduit cela, mais on n’a pas appris à faire autrement.

Je l’ai vu en travaillant avec des auteurs de VIF. Je me souviens très bien de l’un d’eux qui m’avait raconté que lorsque sa femme le mettait à la porte, il allait se réfugier dans la voiture dans le garage. Il y avait un coussin et une couette qui l’attendaient. Donc il estimait qu’il n’était pas grave de se disputer puisqu’il aurait toujours un endroit où dormir. Quelqu’un lui avait conseillé d’utiliser une serrure spécifique. Lorsque je lui ai demandé comment il connaissait cela, il m’a répondu qu’il avait vu son père et son grand-père procéder de la même manière. Il a alors pris conscience qu’il était dans une certaine répétition de l’histoire, mais qu’il pouvait mettre fin à cela. Souvent lorsqu’on s’attarde sur cette petite brèche qui évoque la transmission à nos enfants, c’est un super levier de changement et de conscientisation.

Donc quand on grandit dans la violence, il y a de nombreux repères qui ne sont pas justes. Il y a des émotions qui ne savent pas s’exprimer. Parce que si je ne suis pas d’accord et que je me mets en colère, est-ce que je suis violent comme papa ? Il y a des choses qu’on n’ose pas dire au risque de ne pas pouvoir s’affirmer et d’être manipulé, instrumentalisé, mal dans sa peau… Ou au risque de ne savoir répondre que par la violence. Donc la question est : vers quelle société évoluons-nous avec des enfants qui grandissent dans la violence ? C’est pour cela que je trouve que ce n’est pas un problème lié à l’intime. C’est un problème sociétal et l’accompagnement que je propose vise justement à quitter ces cas singuliers pour en faire une histoire collective et une question sociale et politique.

I.S. : Quelle définition donneriez-vous à ce qu’est la violence intrafamiliale ?

O.S. : Au niveau de la police, des circulaires donnent des définitions à ces violences. Les circulaires datant du milieu des années 2000 sont assez intéressantes parce qu’elles posent un cadre très large. Elles définissent les VIF comme étant physiques, psychologiques, sexuelles ou économiques. Il y a aussi un aspect sur les mineurs, les enfants victimes. Selon la circulaire, le terme victime couvre tant le fait de recevoir des insultes ou des coups que le fait d’être passif à l’acte mais aussi d’être témoin de faits qui se déroulent entre personnes. Cela va même plus loin et comprend aussi le fait de vivre dans un système violent et d’en subir les conséquences parfois indirectes.

Les VIF sont toutes ces formes de violences entre des personnes qui cohabitent, entretiennent ou ont entretenu un lien affectif durable.

I.S. : Ce n’est que depuis les années 2010 que l’on s’intéresse à la place de l’enfant dans les violences. Il était effectivement considéré comme témoin or vivre dans un climat angoissant, anxiogène, peut être tout aussi destructeur que le fait de subir directement de la violence.

O.S. : C’est un facteur de risque qui aura un impact sur ce qu’il se passera plus tard dans la vie. C’est un phénomène sociétal avec des impacts sur d’autres aspects de la société, pas uniquement dans le noyau familial. Ce qu’il se passe à l’école, au travail, entre hommes et femmes puisque ça parle aussi des rôles qu’on joue dans une relation.

I.S. : Quelles sont les priorités de la police par rapport à ce phénomène ?

O.S. : En premier lieu, je dirais la sécurité. Garantir une sécurité de base, même temporaire, aux parties en cause car lorsqu’on est appelé, qu’on intervient, c’est souvent dans une situation extrême de crise. Tant que cette sécurité n’est pas assurée, c’est très difficile de parler du reste.

En second lieu, c’est l’accès à la justice dans le sens large. Nous sommes une porte d’entrée via le PV que nous dressons, la plainte que nous actons. Car c’est ensuite transmis à la justice qui pourra en faire quelque chose.

Cet aspect de porte d’entrée vers le système judiciaire est important. Nous devons donner un accès à la justice pour ensuite permettre à la personne de faire valoir ses droits.

Une autre priorité, c’est de mettre un terme à des conséquences négatives. On ne voit que le sommet de l’iceberg. D’autres formes de violences peuvent encore avoir lieu ensuite, notre priorité est donc de mettre un terme à ces conséquences négatives pour toutes les parties.

Dans ses contacts avec les membres d’une situation familiale violente, la police attribue le statut de victime à l’un et le statut d’auteur à l’autre. Une analyse de risque est faite avec la victime, elle bénéficie d’un service d’assistance policière. Une autre priorité serait donc, je pense, qu’il faudrait développer une offre de service similaire pour les auteurs, un service d’assistance policière aux auteurs ou du moins une offre de service beaucoup plus rapide dès qu’une problématique est décelée.

Au niveau de la police et du parquet, lorsqu’on fait face à des faits judiciaires avec auteurs et victimes, on a tendance à d’abord vouloir construire un dossier juridique ou judiciaire bien complet avant d’aller parler à l’auteur. Seulement je pense que le fait de s’intéresser aux besoins de l’auteur permettrait de réduire cette violence ou de l’orienter vers d’autres types de comportements. Certaines choses existent déjà mais je crois que cela devrait être beaucoup plus standardisé.

En dernier lieu, nous avons une mission de recueil d’informations. Lorsqu’on intervient, il y a lieu de se demander si nous sommes dans un système de domination ou autre chose. Chaque nouvelle information nous permet d’affiner l’image que nous avons de la situation afin de savoir si nous sommes dans une situation avec un haut risque ou s’il est possible de gérer les risques d’une autre façon. Il faut développer davantage d’outils pour cela mais également utiliser l’information venant de l’auteur sur la situation.

Selon moi, ce sont les éléments qui sont prioritaires ou importants dans le travail réalisé par la police en matière de VIF.

I.S. : Ce n’est pas toujours entendable le fait qu’il est nécessaire de travailler avec les auteurs et pourtant, il me semble que c’est la base qui permettrait d’enrayer les VIF. Personnellement, je mets toujours le mot « personne » devant le mot victime pour ne pas la réduire à cette étiquette qui peut être un fardeau. Cela montre qu’on est une personne avant d’être une victime.

J’ai travaillé dans un centre d’accueil pour victimes. Il s’agissait essentiellement de femmes avec enfants. Le nombre de victimes ne cessait de croitre donc ils ont décidé de mettre quelque chose d’autre en place en parallèle. Ils ont ouvert un centre d’hébergement pour auteurs. Je trouvais cela très malin car, en cas d’urgence, ce n’était plus la personne victime et les enfants qui étaient soustraits au domicile mais le conjoint violent. Cela permettait à l’enfant de rester dans sa chambre, de garder ses camarades, ses voisins et d’aller dans la même école.

Dans ce groupe d’auteurs, il y avait deux hommes présents de manière volontaire parce que leurs femmes côtoyaient un groupe de parole pour personnes victimes de VIF. Alors ils ont également décidé de rejoindre un groupe de parole puisqu’il en existait un pour les hommes.

O.S. : Cela me confirme l’idée qu’il faut faire quelque chose par rapport aux auteurs. Les victimes le disent aussi régulièrement, elles se demandent ce qu’il va se passer pour l’auteur. Chacun est sujet de son histoire. Ce que vous dites par rapport aux termes de personne victime, le fait de ne pas réduire la personne au statut de victime, cela revient à garder en tête que c’est un trajet que quelqu’un fait pour un jour de nouveau être quelqu’un qui n’est plus défini par ce qu’il s’est passé.

I.S. : J’avais demandé aux auteurs comment ils vivaient cette appellation et certains disaient que c’était très difficile car cela les réduisait à l’acte qu’ils avaient commis, or ils ne sont pas que ça, ils ne sont pas violents tout le temps. Ils préfèreraient le terme d’acteur de violence.

I.S. :  Comment est-ce que les personnes victimes pourraient avoir un accès beaucoup plus aisé à la police ?

O.S. : Il y a deux aspects : d’abord une forme de prévisibilité. Pas uniquement pour les victimes mais aussi pour d’autres acteurs (assistants sociaux, médecins…). Car tous ces professionnels ne savent pas toujours comment on va agir à la police. Ils peuvent avoir des expériences ou des récits rapportés mais ils ne savent pas clairement ce qu’il va se passer. Pour moi, c’est une leçon importante du CPVS (Centre de Prise en charge des Violences Sexuelles), car le premier professionnel à qui l’on parle dans ce centre, c’est une infirmière qui sait ce qu’il va se passer par la suite. Cela permet aux autres acteurs d’accompagner la personne vers la police. Donc je pense que c’est être prévisible, avoir des partenaires dans ce trajet vers la police.

Lorsque la pièce de théâtre « Les Maux Bleus » a été jouée pour nos membres du personnel, il a été mis en évidence qu’il n’est pas toujours facile d’aller parler à la police. Ce sera toujours difficile de venir parler à la police de la violence intrafamiliale. Pourquoi ? Parce qu’il y a un avant et un après. Avant, on peut choisir de ne pas affronter cela et de vivre sa vie. Mais lorsqu’on se rend à la police, cela change. Car les relations entre les personnes changeront : il y aura un auteur et une victime, des amis ou de la famille qui choisira peut-être un camp…

Donc il y a aussi l’après plainte qui est à développer. Il y aura peut-être des mesures urgentes à prendre. Mais comment gérer cela par après ? Quelles sont les ressources pour gérer ça ? Ce sont des aspects qu’on doit encore développer pour se rendre compte que nous pouvons réduire ce seuil le plus possible. C’est pour cette raison qu’il faut dire : nous pouvons être là, voilà ce que nous pouvons faire pour vous, voilà ce que nous ferons. Mais il faut aussi pouvoir dire que si vous n’en avez pas besoin, vous n’y êtes pas obligé·e·s

I.S. : Ça ne doit pas être évident car en ce qui concerne les enfants, c’est sûr qu’ils ne viendront pas à la police ou alors si leurs parents sont en grande difficulté. Dans le SRJ où j’interviens, c’est le cas. Un enfant s’est enfermé aux toilettes pour appeler la police. C’est atroce parce que le conjoint violent est son papa, cela revient donc à dénoncer une partie de son identité, de ce qui nous constitue. C’est un sentiment partagé entre loyauté, culpabilité, honte. Et quand il s’agit d’inceste, une témoin le dit très bien : le tabou de l’inceste, ce n’est pas de le vivre ou de le subir, c’est de le dire. Parce qu’on sait très bien qu’on va faire exploser le système familial et en général, l’agression vient plutôt vers celui qui a déstabilisé ce système plutôt que vers celui qui a perpétré les faits.

I.S. : Est-ce que vous pensez que la police peut intervenir en tant qu’agent de prévention sur les VIF ? Comment vous verriez votre rôle ?

O.S. : À la police, il y a des choix qu’on n’a pas. Quand on apprend l’existence d’un délit, on doit agir donc il y aura des conséquences, même si le choix est toujours laissé à la victime des suites à donner (plainte ou non par exemple), on va acter ce qu’il s’est passé. On peut essayer de limiter les conséquences et d’accompagner les personnes, mais il y en a toujours. Donc je crois qu’on a un rôle à jouer en expliquant notre offre de services, en expliquant comment ça se passe quand on va à la police.

Au niveau de la prévention proprement dite, on peut peut-être jouer un rôle en partageant nos récits, les situations dans lesquelles ont intervient de façon à les analyser. C’est intéressant de partager des histoires car elles peuvent libérer d’autres histoires. Elles peuvent éclairer d’autres personnes sur leur propre situation sans les blâmer, en ouvrant des perspectives sur les possibilités d’actions et de résolutions.

Donc c’est important de le partager car on réalise que ce qu’il m’arrive arrive aussi à d’autres personnes.

O.S. : Et vous, comment voyez-vous la prévention sur ce phénomène en tant que non-policière ?

I.S. : L’importance du témoignage rejoint mes dispositifs. De mon côté, j’écris sur le sujet et c’est vrai que si on avait un livre sur des parcours de personnes qui sont venues porter plainte pour comprendre le cheminement de la plainte et les effets que ça a eu sur la personne de se dégager de la VIF ou pas, ce serait intéressant. Car ces familles où la violence est exercée sont souvent closes. Par exemple, pour mon livre « Chez moi vit la violence », mon éditeur m’a dit tout de suite que même en bibliothèque, les personnes victimes ne prendraient pas ce type de livre. Elles ne peuvent pas rentrer avec ça chez elles. Ce que l’on fait ici avec le Schaerbeek Info et le site web, c‘est intéressant car ça rentre dans tous les foyers. On est dans une société où la famille est de plus en plus monoparentale, où les ressources pour pouvoir dire la violence qu’on subit se réduisent de plus en plus. Il me semble que dans les dispositifs de prévention, il faut faire en sorte qu’on prenne conscience du réseau social au niveau de l’enfant et qu’il puisse l’élargir si besoin. Il faut qu’on prenne conscience qu’un professeur de musique, un entraineur de foot, un guide… ce sont toutes des personnes auxquelles l’enfant à accès grâce à des activités dont un enfant devrait pouvoir bénéficier pour s’épanouir. Toutes ces personnes qui l’entourent peuvent devenir quelqu’un à qui le dire. On s’est rendu compte pendant l’enquête que les enfants parlent. Ils parlent différemment. On se rend compte aussi que la fenêtre d’ouverture est toute petite et que si l’adulte en face ne la saisit pas, alors l’enfant se tait et se conforme à l’injonction familiale ou à celle de l’agresseur. Ce que je mets en place, ce sont des dispositifs basés sur la méthodologie des récits de vie issus de la sociologie empirique. Je veux m’intéresser à la subjectivité des personnes. Donc à l’inverse de vous, les faits m’importent peu. Ce qui compte pour moi, c’est que c’est agissant pour les victimes. Donc si elle dit vivre dans un climat de terreur, je vais acter qu’elle vit dans un climat de terreur et je ne vais pas essayer de voir la véracité de ce qu’elle m’apporte mais plutôt comprendre pourquoi elle utilise ces mots-là pour décrire la situation qu’elle vit. J’aime beaucoup travailler en groupe, notamment avec les enfants ou avec les auteurs par exemple. Quand j’ai travaillé sur la question des auteurs, l’équipe était partie sur l’idée très pertinente qu’un auteur de violences ne pourrait pas parler de sa violence face à un intervenant non violent par peur du jugement. Tous les mécanismes de déni, de négation des faits ou de diminution s’exacerbent face à un intervenant non violent qu’on considérait comme jugeant. Le fait qu’ils travaillent en groupe leur a permis de s’épauler et d’aller pointer chez les autres quelque chose que moi je n’aurais pas pu relever.

Je travaille toujours sur base de supports, ça permet de ne pas aller dans un travail qui dépasserait mon cadre car on réalise un support et les participants parlent du support et non pas de la personne. Ça met des balises sur ce sur quoi on peut parler. On ne parle pas de ce qu’on ne sait pas, on parle de ce qui est représenté. Par exemple avec les auteurs de VIF, je les écoute et je crée des supports en fonction des questions qu’ils soulèvent. J’avais vu qu’en en France, sans les critiquer, ils ont des modules contraints en un nombre de séances défini avec un programme défini. Je constatais que les auteurs avaient vécu ça de manière humiliante car c’est un enseignement vertical qui les met dans une position type « scolarité », sans bien comprendre les raisons de leur présence à ces stages. Donc, ils n’étaient pas du tout sujets du dispositif. Là, on crée un dispositif pour enclencher le travail. On avait par exemple créé une planche de BD, pour travailler sur les signes avant-coureurs. Dans cette BD, il y avait un « BANG » et ils devaient dessiner avant ce qu’il se passait et puis après les émotions qu’ils sentaient. Là, on perçoit la culpabilité. Eux aussi, ça les laisse dans un sale état. Je ne veux pas minimiser l’horreur de ce que la personne a vécu, c’est pour ça que c’est toujours difficile quand on parle des auteurs, mais eux aussi ils peuvent penser que c’était trop. En faisant ça, ils devaient mettre un titre à leur planche de BD, c’était intéressant. L’un avait appelé ça « le soir de trop » ou « ma vie avant la violence ». C’est intéressant car je les positionne en tant que sujet du dispositif et acteur des résultats. Ils créent les conditions, moi je maintiens le cadre pour que les échanges se passent au mieux et parfois j’interviens quand je trouve les propos trop violents ou déplacés. Mais en général, j’interviens très peu. C’est ça la force du groupe, ils se régulent entre eux. Avec les personnes victimes, la force du groupe c’est de se dire que ce qu’elles vivaient individuellement est un malheur partagé par d’autres et ce qu’elles croyaient ne pas pouvoir dire, ne pas pouvoir partager, elles peuvent le faire. C’est l’effet libérateur de ne plus se sentir seul dans ce qu’on traverse. Souvent ce n’est pas suffisant pour arrêter la violence, ni pour arrêter de la subir, mais il me semble quand même qu’il y a une brèche qui s’est ouverte et qui peut-être va leur donner l’opportunité de s’adresser à la police ou un service adéquat.

O.S. : On se rend dans un commissariat, on dépose plainte, on obtient automatiquement le statut de “victime”. Alors que pour le statut d’auteur, c’est différent, il y a présomption d’innocence donc l’auteur est suspect jusqu’au moment où quelqu’un va statuer sur l’affaire. Le mécanisme de minimisation peut donc fonctionner : ce n’est pas moi, c’est quelqu’un d’autre. Les deux statuts d’auteurs et de victimes sont octroyés différemment. Penser à un service pour les auteurs est intéressant. Un exemple : au Limbourg, lorsque le parquet décide d’une interdiction temporaire de résidence, un travailleur social se rend en cellule pour parler avec l’auteur.

I.S. : Vous parlez de cellule, ça me fait penser à la prison. Grâce aux mouvements féministes, on est allés vers plus de pénalisation mais je ne sais pas si c’est une solution à la VIF. Car la prison, ce n’est pas là qu’on va effectuer un travail sur soi car il est très difficile de trouver une psy ou d’autres intervenants pour travailler là-dessus en milieu carcéral, c’est délicat. C’est quand même un lieu de domination et de virilisation donc il me semble qu’on va les mettre là où on ne devrait pas.

O.S. : Lorsque les circulaires VIF des années 2000 sont sorties, l’idée était qu’il valait mieux réagir rapidement plutôt qu’attendre d’avoir un dossier dans lequel on a établi de façon juridiquement précise les responsabilités de chaque partie. Ensuite, avec les années, il y a eu de nouvelles initiatives et circulaires.

I.S. : Cela arrive souvent dans mes dispositifs au fait que les personnes quittent l’isolement et créent des groupes de pairs, ou deviennent témoin. Il y a eu un colloque en décembre sur mon livre « Faire taire le silence » dans lequel deux témoins sont venus s’exprimer. Ce sont des accompagnements qui durent plus ou moins 2 ans. Sachant d’où elles viennent, le fait de pouvoir s’exprimer publiquement sans honte, crainte, peur, culpabilité, c’est un pas de géant ! Elles ont fait preuve d’historicité pour moi (c’est-à-dire qu’elles parviennent à faire quelque chose avec ce qui leur est arrivé), certaines peuvent dire « tout n’était pas dans ma tête finalement ». Je pense que le fait de se rendre compte que ça dépasse le cas singulier mais que c’est quelque chose de plus systémique amène aussi un autre regard sur ce qu’on a traversé.

Il m’est arrivé à deux reprises que des enseignants me signalent des situations potentiellement problématiques chez des jeunes. L’une parce que la jeune fille allait avoir 16 ans et on m’a dit qu’elle allait être mariée durant l’été. L’autre parce que tantôt elle s’était faite renversée et le chauffeur était parti, tantôt elle avait eu des coups au basket et qu’en plus elle était souvent affamée. Quand ces deux jeunes ont révélé les situations de violences différentes qu’elles subissaient, la direction de l’école est allée trouver la police et ces deux jeunes filles ne sont jamais revenues à l’école. Je me suis demandé ce qu’on aurait pu faire différemment…

O.S. : Comme vous l’expliquez, c’est toute une histoire qui se passe aussi. Quitter cette violence, c’est un trajet qui prend parfois beaucoup de temps. Ou ça ne se termine jamais vraiment. Je parlais d’ouvrir la porte à la justice, mais en même temps écouter, ne pas juger, être ouvert. Ce sont des aspects qui permettent de faire des pas dans la bonne direction. J’essaye de le dire aux policiers qui réduisent parfois ce qu’ils font à la finalité judiciaire ou au fait qu’il suffit de dire « quitte-le et ce sera résolu », alors que le problème continue d’exister. En fait, ne fut-ce que par la manière dont les policiers interviennent et se comportent avec la victime, ils peuvent déjà changer quelque chose en positif pour la dynamique qui va se mettre en place. S’ils font ça avec bienveillance, avec une écoute non jugeante, le potentiel de changement est déjà plus grand. Pour moi, c’est aussi une leçon du CPVS (Centre de Prise en charge des Violences Sexuelles). Ce moment d’interaction entre police et victime a d’autres finalités que celle de peut-être condamner un jour quelqu’un. C’est aussi de l’écoute, la confirmation de l’anormalité de l’acte, pouvoir reformuler en termes pénaux et donc sortir de là avec de nouveaux éléments pour construire le restant de l’histoire.

I.S. : J’avais tiré comme leçon le fait que les enfants sont moins souvent interrogés, on va souvent interroger les adultes au sujet des enfants alors que si lui se dit être objet de VIF, c’est peut-être à lui qu’il faut s’adresser surtout que les droits de l’enfant sont assez méconnus. On va plutôt s’intéresser aux droits des adultes. Ce sont deux chantiers à ouvrir : que l’enfant soit vraiment entendu, accompagné, suivi. Je crois que le CPMS de Schaerbeek a fait ça, pour mieux former le personnel aux droits de l’enfant. Et aussi se dire que ce n’est pas parce que c’est urgent, qu’il faut agir urgemment.

O.S. : Tout à fait. Pour nous, il s’agit de construire la confiance et la connaissance de nos services. On le fait via Teamschool ou EVA, on construit des canaux de confiance qui permettent de discuter de quelque chose, de déballer une problématique et de voir ce qu’on peut faire avec. La VIF et ce qu’il se passe chez moi, c’est complexe à expliquer. Ce n’est pas qu’un seul élément ou événement. Devoir déballer ça et demander finalement « que va-t-il se passer maintenant pour moi ? », mais aussi « qu’est-ce que la police peut faire pour moi ? », cela nécessite une relation de confiance soit avec la personne elle-même, soit via des personnes intermédiaires soit via des canaux qui peuvent être un premier contact informel comme des séances d’information ou des passages à l’école. Pour moi c’est primordial. C’est vraiment la police orientée vers la communauté, la police de proximité qui permet de nouer des liens avec les gens pour leur permettre de parler de ce qui leur arrive. 

I.S. : On travaille sur la même chose, mais dans des cadres différents.

 

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